Le grand chêne

 

 

Ah le grand chêne… Il en a vécu des choses, regardé passer des hommes et des femmes parcourir la forêt, il en a admiré des couchers de soleil immuables mais il a aussi été témoin de bien des bouleversements… Ah, il en a connu des histoires et des époques, les deux guerres mondiales à coup sûr, la révolution française sans doute, l’exode rurale et l’extension de Bourg-en-Bresse aussi, l’introduction du chêne rouge d’Amérique encore ou la mise en non gestion de la parcelle qui l’accueille… Oui, il a sans doute vu des conflits, des baisers, des promenades ou des courses, des travaux et des exploitations, des tempêtes et des bourrasques… Mais toujours, il s’est maintenu, fier, droit, imposant, prenant toute sa place dans cette belle forêt de Seillon qui l’entoure et ces 600ha qu’il regarde du haut de ces 35 mètres.

 

Et des forestiers, il en a vu passé, avec des passe-partout, avec des tronçonneuses, avec des chevaux ou avec des tracteurs de plus en plus gros. On les appelait les scieurs de long, les baraquiers, les charbonniers, les fagotiers, les gardes marteaux et déjà, ils avaient cette passion pour la forêt et ce respect des arbres qui leurs offraient bien des services. Alors parfois, oui, il a eu peur qu’un jour, on ne le coupe mais toujours, face à son allure fière et imposante, l’homme s’est retenu, comme envahit d’une admiration pour ce géant témoin du temps. Oui, l’homme a toujours arrêté sa hache, pris d’une humilité soudaine, d’un respect pour cet arbre ayant vécu tant d’histoires. Et désormais, lui le plus vieux le sait, il ne sera jamais coupé et seule une mort naturelle en viendra à bout. Mais même cela, il n’en a plus peur car il a compris, jusqu’au bout de son houppier immense, que si un jour, la foudre, la sécheresse, le vent ou une maladie venaient le toucher ou le renverser, il s’étendrait au sol pour mieux redonner vie et aider ces champignons, ces insectes, ces oiseaux qui, depuis quelques siècles, lui tiennent compagnie. La sylve en a besoin, il ne le sait que trop bien, conscient qu’il doit sa nourriture à ses champignons décomposeurs, que la mésange sera celle-là aussi qui mangera la chenille processionnaire s’attaquant à ces feuilles, que dans son bois mort, il abritera encore ces chauves-souris, ou ces pics qui réguleront les insectes, que le renard viendra s’y faire un terrier et que grâce à lui, l’équilibre immuable de la forêt se maintiendra encore et encore. 

 

Et puis, en voyant les autres chênes au loin, être abattus, il a compris aussi que cette seconde vie peut parfois servir l’écosystème mais peut aussi servir à ceux qui l’ont choyé et tant admiré, à ces hommes qui feront de ces arbres de nobles usages et qu’en tonneaux, poutres ou tranches, leur vie continu aux côtés de ceux-ci et pour leur apporter encore tant de bienfaits.

 

Alors oui, à plus de 300 ans sans doute, il est encore là, fier et imposant, dressant sa bille de pied parfaite dans le ciel où il dessine de son houppier les ombrages d’été et ces magnifiques usines qui à l’aide de l’énergie solaire fabriqueront des sucres et de la matière. Alors oui, des forestiers, il en a vu passé et jamais, il n’en a vu un rester indifférent face à lui, mélange d’admiration, de respect, parfois de convoitise inavouable.

 

Et ce jour- là, il les a observés, ces jeunes forestiers, à leur tour, s’approcher. Dans cette futaie régulière typique des forêts publiques de chênes, il les a suivi de loin traverser 200 ans d’histoire en parcourant une à une les parcelles de cette forêt et les différents stades de développement d’un arbre qui y pousse, commençant par la régénération, finissant par la récolte des arbres mûrs en passant par les éclaircies. Et eux aussi, ils se sont arrêtés, pour juste l’admirer, et reconnaître la beauté du vivant dans une parcelle où on laisse la nature faire alors qu’eux même se destinent à la gérer demain. Leçon de vie donc, la forêt n’a pas eu besoin de nous pour pousser mais c’est nous qui avons besoin des arbres. Les forestiers ne devraient jamais l’oublier et face à ce grand chêne, espérons que c’est ce que les jeunes étudiants retiendront à jamais.

Eux apprendront à imiter la nature, à hâter son œuvre, à surtout essayer de faire du bois d’œuvre dans de nobles essences et à faire toujours en sorte que la forêt soit multifonctionnelle et lors de cette journée, c’est encore ce qu’on leur a montré. Des chênes de qualité, une sylviculture qui fonctionnent et des adaptations nouvelles et récentes pour répondre à toutes les demandes actuelles de notre société envers la forêt.

 

Car tout change, tout évolue… Les promeneurs, les photographes, les dessinateurs ont remplacés les forestiers qui vivaient en forêt. Les chevaux qui sortaient les bois portent maintenant des cavaliers et cavalières. Les routes forestières ont remplacés les chemins et l’on parle encore d’amputer la forêt pour de nouveaux projets routiers. Et même s’il n’en montre rien, le grand chêne semble inquiet. Le lien entre les hommes et la forêt est-il en train de se rompre ? Bien moins dépendent aujourd’hui de la forêt pour vivre et si beaucoup viennent encore s’y promener, qui s’émeut de la lente disparition de mes gardiens et des changements en cours dans ce que le grand chêne a connu jadis comme la noble et importante administration des eaux et forêts. Et puis, d’un côté, le grand chêne a vu certains forestiers devenir cupide, et ne plus penser qu’à l’économie, les voyant admirer dans le bois qu’une matière première sur laquelle spéculer et dans les forêts qu’une source de revenus, de travaux ou de potentiels chantiers se résumant en chiffres, des nombres pour ne pas montrer les maux. Mais de l’autre côté, le grand chêne a vu aussi des personnes qui ne reconnaissent plus la noblesse de la matière et ce lien qu’il a tissé avec l’homme, préférant le bêton ou d’autres matières et souhaitant que ces hommes de la forêt, travailleurs de l’ombre, producteurs de bois et d’histoires ne viennent plus en ces lieux et que plus ici, un arbre ne soit coupé.

Cette division l’inquiète car sa forêt de Seillon, le grand chêne la trouve belle parce qu’elle est tolérante, parce qu’elle accueille tout le monde sans aucune différence, parce qu’elle est le témoin d’une histoire de plusieurs siècles et de cette relation unique des hommes et de la sylve, parce qu’il sait pour les avoir si souvent entendu ou débattre que les forestiers publics ont toujours fait au mieux, dans un contexte, dans une époque, pour préserver ce milieu, lui offrir un futur. Oui, le grand chêne sait que la vie de la forêt et des hommes est là, dans la diversité des usages, des approches, des visions mais dans le respect de tous, de chacun, de l’histoire et de demain. Le bois est nécessaire à l’homme et l’homme a toujours été lié à la forêt. Et si celle-là était là avant, si le grand chêne a eu autrefois cette arrogance de penser qu’il n’avait besoin de personne, il sait aujourd’hui, d’abord qu’il est si gros parce qu’on a su lui faire de place autour de lui pour qu’il étende son houppier en prélevant les arbres voisins et notamment ce vieux fourchu dont il se souvient et qui lui prenait toute la lumière. Les hommes étaient venu le couper et ils y avaient passé quelques semaines pour en sortir plus de 10 stères, et de quoi remplir quelques charrettes à l’époque.  Mais aujourd’hui, le grand chêne a cette sagesse et cette modestie qui lui indique  que demain, sans doute, l’homme sera nécessaire aux arbres…

 

Car un autre fléau menace et le grand chêne, il ne le sait que trop bien. De sa hauteur, il a déjà vu nombre de ses voisins, chêne pédonculé surtout, dépérir au loin, vaincus par la sécheresse. Il les voit souffrir de plus en plus jeune et il le sent lui-même, cette hausse des températures qui semble irrévocable. C’est un changement très lent mais qui chaque année lui rend la tâche plus dure pour survivre en été et juste compenser son évapotranspiration. C’est un changement très lent mais qui a déjà modifié tant de choses, favorisant ici un champignon venu faire mourir ses amis les frênes, permettant la pullulation d’un insecte, l’Ips Typographe, venu s’attaquer aux quelques épicéas de la forêt. Et ces forestiers, d’abord des passionnés, il les voit s’activer, toujours humblement et toujours en silence, participant à cette histoire longue de plusieurs siècles et déjà conscients de ces bouleversements terribles et entamés. Ici, ainsi, ils laissent les fossés se refermer, pour que l’eau ne s’évacue plus en été, et reste disponible pour les arbres. Là, il favorise le mélange des essences pour que les arbres cessent de tous puiser l’eau dans le même horizon. Là, encore, ils ont compris que cette gestion simplifiée en futaie régulière avait quelques limites et il s’adapte en pensant à demain. Il les a entendus d’ailleurs en parler et s’inquiéter : changement climatique serait le terme. Peu importe, le grand chêne en voit les conséquences et surtout il voit ses changements aller trop vite, beaucoup trop vite, ce demandant si lui et ses amis auront le temps de s’adapter.

 

Alors oui, à coup sûr et à l’allure ou cela va, demain, les arbres auront besoin de l’homme. Et Déjà dans toutes les têtes des hommes de la forêt, on parle de migration assistée et voilà que les premiers chênes verts se sont plantés à Lyon. Le grand chêne a conscience de tout cela et dans ces jeunes forestiers, prenant une photo de classe à son pied, il y voit cet avenir et cet espoir qu’ils se formeront à cette complexité de la forêt vivante mais deviendront d’abord des passionnés de forêt. Ils portent en eux les graines de l’avenir, des graines de conscience espérons-le aussi, pour un futur plus favorable aux hommes et aux arbres.

 

Alors voilà peut-être ce qu’il faut apprendre aux jeunes. Non, ce que nous savons, juste ce que nous voyons et ce que nous ressentons. Ce jour-là, durant une journée et en tant qu’enseignants, nous avons juste été les portes paroles des arbres et témoigné de cette histoire qu’ils contemplent et vivent chaque jour dans cette magnifique forêt de Seillon, de toute leur hauteur et de leur fragilité.   

 

Sylvestre Vernier, Co-responsable BTSA Gestion forestier temps plein